Mais quel personnage étrange que ce monsieur, relativement âgé, bien habillé, qui chaque jour restait assis devant la mer sur la côte est de Long Island, une canne à pêche à la main! Il semblait totalement immobile, il ne rembobinait jamais sa ligne pour voir si un poisson avait mordu à l’hameçon, il ne levait même pas la tête pour saluer des passants.

 

Pour Anne Carter, dix ans, en vacances avec ses parents dans cette belle région sauvage, la présence de cet homme était une vraie énigme.

Une crique étroite séparait la demeure somptueuse de ce monsieur distingué du simple bungalow que les parents d’Anne avaient loué pour fuir les rues torrides de la grande ville de New York le temps du congé estival.

Bien amarré, un yacht luxueux restait ancré devant la belle propriété dans ce bras de mer jour après jour, ajoutant une autre note mystérieuse à ce voisin insaisissable.

Chaque matin, un serviteur l’aidait à s’installer, et après de nombreuses heures, il revenait le chercher.

Cette assistance, ainsi que le port de grosses lunettes aux verres teintés, laissaient entendre que l’homme avait de gros problèmes de vue.

De plus en plus intriguée, Anne Carter voulut en avoir le cœur net. A plusieurs reprises, elle avait essayé de l’interpeller à travers le bras de mer qui les séparait, mais l’homme n’avait jamais répondu à ses appels.

«Mademoiselle, vous êtes dans une propriété privée!»

Un soir, n’y tenant plus, elle demanda l’autorisation à ses parents de faire un tour de vélo et en profita pour faire le grand tour par la terre ferme jusqu’à la vaste demeure.

Elle mit presque une heure pour contourner le bras de mer et arriva dans la propriété en même temps qu’une belle limousine noire qui s’arrêta juste à côté d’elle. Le chauffeur descendit pour ouvrir la porte arrière et le monsieur sortit de la voiture, apparemment assez mécontent d’apprendre qu’une gamine à vélo se trouvait devant sa maison.

«Mademoiselle, lança-t-il, vous êtes dans une propriété privée!»

Confuse, Anne présenta maladroitement des excuses, mais la remarque un peu acerbe du monsieur âgé ne l’arrêta pas pour autant.

«Monsieur, dit-elle, je suis venue vous dire bonjour. De l’autre côté du bras de mer, je vous vois tous les jours avec votre canne à pêche, mais sans jamais rien prendre. Je pensais que je pourrais peut-être vous aider…»

Là, elle fut interrompue par un éclat de rire spontané.

«Quel âge as-tu, mon enfant?», demanda-t-il.

«J’ai 10 ans et je m’appelle Anne et j’aime la pêche. Mes parents aussi aiment la pêche, nous vivons dans une grande ville et…»

Encore une fois, le rire, cette fois-ci encore plus chaleureux, du monsieur l’interrompit.

«Ah, mais dis-donc! s’exclama-t-il, tu es un véritable moulin à paroles. Il se fait tard, et je pense qu’il vaudrait mieux que nous te ramenions à la maison avant que tes parents commencent à s’inquiéter.»

Un drame terrible avait détruit sa vie…

Il l’invita à prendre place à côté de lui, et le chauffeur saisit son vélo pour le mettre dans le coffre, fit demi-tour et partit. Quelques minutes plus tard, la belle limousine noire se garait devant la simple demeure où séjournaient les parents d’Anne, qui se précipitèrent dehors, inquiets et presque choqués de voir leur fille revenir en si belle compagnie.

En guise de remerciement, ils invitèrent le monsieur à prendre un café, ce qu’il accepta.

Et à l’étonnement de tous, là, à table dans la cuisine modeste, dégustant un délicieux crumble fait maison, soudain, il se mit à leur raconter une partie douloureuse de sa vie.

Il avait perdu la vue, bien des années auparavant, dans un accident où son épouse et son unique enfant, un fils, avaient été tués.

Ce jour-là, sa vie avait basculé. L’entrepreneur aisé qu’il était avait perdu le goût de vivre. Rien ne l’intéressait plus. Il vendit son entreprise et sombra dans une solitude morbide, ne voulant plus voir ni le restant de sa famille, ni ses amis.

Il avait acheté le yacht pour son fils qui aimait beaucoup la pêche en mer, et après l’accident, il se promit de ne plus sortir en bateau et de ne plus s’adonner à la pêche.

Jusqu’à ce moment, Anne avait écouté avec une grande attention, mais là, elle ne put plus se retenir.

Bravant le regard courroucé de ses parents, elle interrompit leur invité:

«Mais Monsieur, s’écria-t-elle, je vous vois pêcher tous les jours!»

«Votre fille a raison… quel homme insensé j’ai été!»

«Tu as raison, Anne, dit-il. Tu me vois avec ma canne à pêche dans la main tous les jours, mais mon hameçon est toujours vide. Je n’y mets jamais d’appât. Je reste juste là, assis devant la mer, méditant en me souvenant de tous les moments où la pêche avait une telle importance pour moi et ma famille.»

Après un bref silence, Anne osa alors un commentaire qui fit sursauter ses parents.

«Je parie, dit-elle, que si votre fils vous voyait, il serait bien triste de vous savoir si malheureux.»

  Le vieux monsieur demeura un bon moment silencieux avant d’avouer, en se tournant vers les parents d’Anne:

«Votre fille a raison… quel homme insensé j’ai été!»

Sur ces paroles, il prit congé, mais quelques jours plus tard, la limousine noire revint. L’homme solitaire les invita à une journée de pêche en mer sur son yacht.

Ce fut une journée inoubliable pour tout le monde.

Le soir, lorsque Anne voulut le remercier, il l’interrompit tout de suite.

«Non, dit-il, c’est moi qui te remercie. Depuis de longues années, je n’ai pas vécu un jour aussi heureux!»

Et il prit la fillette dans ses bras et l’embrassa.

Anne garda toute sa vie le souvenir de cet homme à qui elle avait réussi à redonner goût à la vie. Et cette expérience lui servit de leçon aussi pour sa propre vie. Comme elle le dit dans la revue «Chicken Soup for the Fisherman’s Soul», où elle raconte ce souvenir d’enfant, «une vie humaine, avec ses hauts et ses bas, ses joies et ses peines, est finalement ce que chacun fait d’elle.»

Des années plus tard, alors que, mariée, elle était revenue s’établir définitivement avec sa famille à Long Island, elle plaça sur son bureau une photo qu’elle avait reçue un jour, et qui, pour elle, était un véritable trésor. Sur l’image, un peu ternie par l’âge, on pouvait voir un monsieur souriant, tenant entre ses bras un grand poisson qu’il venait d’attraper.

Et chaque fois qu’elle relisait les quelques mots écrits sous la photo, son cœur se serrait d’émotion:

«Pour Anne… Ma vie ne sera plus jamais un hameçon vide. Merci!»