Travaux forcés à perpétuité!

Le jugement tomba comme un couperet. Pourtant, l’homme qui ce jour-là, au début du XXe siècle, écoutait le verdict, n’avait cessé de clamer son innocence.

«Devant Dieu et devant les hommes, je suis innocent», avait-il constamment répété durant tout le procès.

 

Il s’appelait Pierre, il était prêtre de la petite paroisse de Saint-Rémy, dans le Midi de la France. C’était un homme aimé, respecté par toute la population.

Ainsi, personne n’avait compris comment il avait pu être accusé du meurtre d’une veuve, Mme Duval, une dame qui avait une confiance totale en son curé. Elle vivait dans une maison juste derrière le presbytère. Le jour où sa femme de ménage l’avait trouvée assassinée, des traces dans la neige avaient mené les enquêteurs jusqu’à la porte du presbytère. Peu après, on avait découvert, enterrées au fond du jardin du curé, les galoches de celui-ci ainsi que sa soutane, souillée de sang. Les indices étaient accablants, il fallait bien le reconnaître.

 

Même les autres forçats l’évitaient !

Pierre écouta en silence le verdict.

Sur le bateau qui l’envoyait en Guyane, même les autres forçats l’évitaient. Un prêtre, un homme religieux, qui avait commis un crime odieux… et qui continuait à réciter des prières!

Au camp de travail, établi dans la redoutable jungle sud-américaine, Pierre travaillait comme les autres. Physiquement, il était fort et ne se plaignait jamais. Lorsqu’il avait fini le quota de travail imposé à chaque prisonnier, il en aidait d’autres, plus faibles, qui avaient du mal à y arriver. Petit à petit, il gagna le respect de ses camarades.

Plus tard, il fut transféré à Oraput, un camp disciplinaire, où les forçats travaillaient dans des marécages, avec de la boue jusqu’à la taille. C’était un endroit infesté de moustiques, où tous attrapaient le paludisme.

Pierre y était responsable de l’infirmerie. C’était un poste convoité, car on pouvait facilement y faire du trafic en vendant notamment de la quinine, seul remède contre le fléau du paludisme… Avec l’arrivée de Pierre, l’ordre fut rétabli. D’une probité totale, il distribuait à chacun sa dose de médicaments.

 

Un univers de souffrance indescriptible

Lorsque ce camp fut fermé, Pierre se porta volontaire pour aller s’occuper des lépreux, à Saint-Louis, une petite île sur le fleuve Maroni, en pleine jungle. Les conditions de vie y étaient terribles. Les malades étaient abandonnés à eux-mêmes. Le seul contact avec le monde extérieur était l’arrivée chaque matin, d’un sac de vivres qu’un gardien lançait sur la plage sans même descendre du bateau. Les malades devaient eux-mêmes préparer leurs repas. Une fois par semaine, un médecin y déposait quelques médicaments.

Dans cet univers de souffrance indescriptible, Pierre accomplit un travail remarquable, pansant avec dévouement les plaies infectées, purulentes, essayant d’apporter à chacun un rayon d’espérance.

Cela faisait cinq ans qu’il partageait le triste sort de ces lépreux lorsque, un jour, on lui amena un nouveau malade, un forçat condamné pour vol, qui avait contracté la lèpre dans un autre camp. Il se trouvait dans un état pitoyable.

Lorsque Pierre se pencha sur lui pour soigner ses plaies, le malade le fixa comme s’il voyait un revenant.

«Bois, mon ami, lui dit Pierre, en lui tendant un bol de lait, ça te fera du bien.»

Mais le forçat continua à le regarder intensément.

«Non! s’écria-t-il. Non! Ce n’est pas vous! Pas vous, M. le curé.»

«Tu sais donc qui je suis?» demanda le prêtre.

«Vous ne me reconnaissez pas? Je suis « Groscaillou ».»

 

Une terrible confession

« Groscaillou »… Soudain, ce surnom fit ressurgir dans la mémoire de Pierre un passé douloureux, qu’il avait essayé en vain d’oublier.

Il regarda pendant un bon moment le pauvre gars allongé par terre, avant de lui adresser la parole:

«Eh bien, mon pauvre Jean! Dieu t’a durement puni.»

Alors, celui qu’on surnommait « Groscaillou » appela les autres forçats pour les prendre à témoin d’une terrible confession.

«Je vais mourir, murmura-t-il, je le sais. Ecoutez-moi vous tous. M. l’abbé est innocent. C’est moi qui ai commis le crime pour lequel il a été condamné il y a vingt ans. Il le savait, mais il n’a jamais voulu parler.»

Et voilà le triste récit qui suivit:

« Groscaillou » était en fait le jardinier du curé à l’époque, logé chez lui. Lorsqu’il était rentré au presbytère après le meurtre, il avait croisé le curé qui tout de suite avait compris que son jardinier venait de faire un mauvais coup. Et au confessionnal, il lui avait avoué le crime et raconté comment il avait odieusement utilisé la soutane et les galoches du prêtre pour orienter l’enquête vers lui. Il avait promis de se livrer à la justice le lendemain.

«Mais, continua-t-il, j’étais jeune, je ne voulais pas mourir, je me suis tu.»

Le lendemain, le curé fut arrêté, mais il refusa toujours de trahir le secret de la confession et se contenta de clamer son innocence.

« Groscaillou » voulut écrire l’aveu de son crime avant de mourir, mais Pierre l’interrompit:

«Mon fils, c’est inutile. Confesse-toi plutôt au Seigneur… Prie et implore-le de te pardonner!»

Quelques mois plus tard, le curé reçut les papiers annonçant sa libération. Mais il choisit de rester avec ses camarades d’infortune jusqu’au bout, certain que Dieu l’appelait ainsi à adoucir leurs souffrances.

«Ces hommes sont mes amis, dit-il. Je demande à rester avec eux.»

C’est René Belbenoit, un forçat évadé, qui a raconté l’émouvante histoire de Pierre dans un livre, paru d’abord en anglais, aux Etats-Unis, puis traduit en français sous le titre «Les compagnons de la belle».