Ceci se passait dans le Mississippi au début du siècle dernier.

Une horde de fanatiques, aveuglés par la haine, traînait un jeune homme noir vers un tas de fagots sous un grand arbre. Il avait été arrêté alors qu’il adressait un discours à un groupe d’autres Noirs; quelques paroles, interceptées par deux Blancs qui passaient par là, avaient été mal interprétées, et dans le climat de tension extrême qui régnait dans cette région de discrimination raciale, il avait été rapidement arrêté, et déjà il avait la corde autour du cou.

Un spectateur surexcité sauta sur le bûcher près du jeune homme qui s’appelait Laurence Jones, agita son chapeau et réclama le silence. «Je veux l’entendre faire un discours avant qu’on le pende!» s’écria-t-il.

Alors, L. Jones, qui était professeur, se mit à parler. Il était venu du Nord, où régnait une plus grande liberté, dans le but de créer une école pour enfants et adultes noirs afin d’aider ceux de sa race à sortir de leur misère.

En équilibre sur les fagots, la corde toujours autour du cou, il parla du Sud, de ce pays habité par des Blancs et des Noirs, destinés à vivre ensemble. Il leur raconta pourquoi il était venu, tout ce qu’il voulait faire pour rendre la coexistence entre les deux races plus facile. Il leur parla de nombreux Blancs du Sud qui lui faisaient confiance. Puis, il conclut que les seules choses que lui, pour sa part, combattait, étaient les superstitions, la misère et surtout l’ignorance.

Au fur et à mesure qu’il parlait, l’attitude de la foule changea, l’atmosphère se détendit et lorsqu’il eut terminé, personne ne réclama sa mort; au contraire, un cri d’approbation monta de ces hommes auparavant hostiles. Tout le monde se regardait un peu honteux, puis un homme âgé traversa la foule, monta sur le bûcher et libéra le jeune professeur du nœud coulant.

«Descends de là, mon gars! dit-il. Je crois qu’il y a eu une petite erreur.»

Une école pour « les enfants oubliés »
de sa race…

Lorsque L. Jones avait obtenu son diplôme de l’Université de l’Iowa, on lui avait proposé une dizaine de postes, mais il les avait tous refusés, car il avait déjà décidé de consacrer sa vie à ceux qu’il appelait «les enfants oubliés» de sa race.

Il avait choisi de partir pour cette région nommée «la Ceinture Noire» du Mississippi, où les tabous étaient nombreux. La plupart des Noirs s’entassaient dans des cabanes en bois d’une seule pièce sans fenêtre; ils cultivaient pour d’autres des terres arides, et le peu qu’ils pouvaient garder pour eux-mêmes, était à peine suffisant pour nourrir leur famille. Il existait déjà très peu d’écoles pour les Blancs et évidemment aucune pour les Noirs, et très peu savaient lire ou écrire.

D’abord, il fallait obtenir l’approbation des Blancs, sans laquelle, rien ne pouvait être fait. Avec courage, il alla voir quelques notables du pays; le premier, M. Webster, était propriétaire d’une scierie. Enfreignant la première règle de la région, selon laquelle un Noir ne devait jamais adresser la parole le premier à un Blanc, il entra dans son bureau et présenta son projet.

«N’essayez pas de fonder une école noire ici, Jones, lui répondit sèchement M. Webster. Les Blancs ont déjà assez de mal à subvenir aux besoins de leurs propres écoles.»

«Je ne vous demande pas d’argent, lui dit tranquillement L. Jones, je ne veux que votre autorisation.»

La conclusion du patron de la scierie fut inespérée:

«Je ne lèverai pas le petit doigt pour vous en empêcher, dit-il, mais n’espérez pas le moindre appui de notre part… Je vous préviens que ma scierie m’intéresse infiniment plus que l’instruction de vos négrillons.»

Réponse humiliante, certes, mais le jeune professeur était content: on l’avait écouté. Les autres notables donnèrent des réponses semblables.

« Aimerais-tu savoir lire ? »

Ensuite, il fallait aussi gagner la confiance de la population noire et ce n’était pas beaucoup plus facile. On l’accueillit gentiment, mais tous avaient visiblement peur. Un matin, découragé, il prit quelques brochures agricoles et quelques journaux et alla s’asseoir sur une souche dans une clairière près d’une ferme abandonnée.

Soudain, il eut l’impression que quelqu’un le regardait. Levant les yeux, il vit un petit garçon, pieds nus et les vêtements en loques, qui le guettait depuis l’orée du bois.

Il l’invita à s’asseoir près de lui et lui tendit un journal, pendant que lui-même étudiait un autre dossier.

Le jeune garçon prit le journal, mais il le tourna à l’envers. «Aimerais-tu savoir lire?» lui demanda alors L. Jones. «Oh oui! Monsieur le professeur, pour sûr…» fut la réponse.

«Eh bien, reviens ici demain, à la même heure, et je commencerai à t’apprendre.»

Le lendemain matin, trois garçons attendaient le jeune professeur. Le premier avait amené deux camarades, et au début du premier cours, d’autres curieux arrivèrent. Finalement, il termina la première journée avec 12 élèves: 5 enfants et 7 adultes!

Quelque temps plus tard, L. Jones avait 50 élèves de 7 à 60 ans. Mais l’automne arriva avec ses vents froids, et il fallait un abri. Commença alors une autre série de démarches, mais les hommes étaient maintenant plus favorables. Ils avaient vu la persévérance du petit professeur.

Du propriétaire de la vieille ferme abandonnée, il obtint gratuitement les bâtiments délabrés, plus 16ha de terres, et M. Webster, le patron de la scierie, lui fournit du bois pour la construction d’une première école qu’un bon nombre de volontaires bâtirent en quelques mois. C’était en 1908.

«Priez comme si tout dépendait de Dieu, mais travaillez comme si tout dépendait de vous!»

L’École rurale de Piney Woods – c’était le nom qu’on lui donna– connut par la suite une expansion incroyable. L. Jones –accompagné de son épouse– utilisait toutes ses vacances à parcourir le Nord pour réunir les fonds. Les difficultés étaient nombreuses, mais il ne s’arrêtait devant aucun obstacle : cette école représentait la seule chance de s’instruire pour plus de 11000 enfants, et il fallait la maintenir.

Bientôt, 8 maîtres faisaient classe de 7 heures du matin à 9 heures du soir.

«Priez comme si tout dépendait de Dieu, leur disait souvent L. Jones devant les difficultés, mais travaillez comme si tout dépendait de vous!»

Quelques dizaines d’années plus tard, l’École rurale de Piney Woods comptait 40 maîtres et 500 élèves ; son domaine s’étendait sur 650 hectares: il y avait là des laiteries, des vergers, des cultures maraîchères, des fermes modèles, des ateliers bien équipés où toutes sortes de métiers étaient enseignés.

En 1953, plus de 1700 diplômés d’études secondaires et 325 d’études supérieures étaient sortis de Piney Woods.

L. Jones, qui à 73 ans continuait a travailler à un rythme que beaucoup avaient du mal à suivre, avait réussi au-delà de ce qu’il aurait pu espérer.

La population d’abord méfiante à l’égard de cet étranger du Nord, était entièrement gagnée à sa cause et le jour où le gouverneur décerna au président-fondateur de l’Ecole rurale de Piney Woods le titre de « premier citoyen du Mississippi », tous saluèrent le courage et la persévérance de cet homme qui avait réussi, non seulement à sortir la population noire de la misère et de l’ignorance, mais aussi et surtout, à changer la mentalité de toute la région.