Un profond silence régnait autour de la piste de slalom de Courchevel, dans les Alpes françaises, ce jour du mois de mars 1972. Etienne Chapas se préparait à prendre le départ et il lui fallait un silence absolu pour se lancer sur ce parcours parsemé de 30 portes.

Et pour cause ! Ce skieur de 42 ans n’était pas un athlète ordinaire. Il était aveugle et unijambiste, et pourtant il s’était qualifié pour la finale d’une grande compétition sportive: les premiers Jeux mondiaux d’hiver organisés pour des handicapés physiques. Pour parvenir, sans encombre, au bas de la piste, en suivant son tracé sinueux, il devait se fier uniquement à son ouïe: il était précédé d’un skieur qui lui servait de guide, et il devait le suivre de près en écoutant le glissement de ses skis et sa voix qui lui indiquait le chemin.

Au signal donné, il se lança, sans hésiter, sur son ski unique auquel une paire de mini-skis avaient été fixés pour servir de stabilisateurs. En quelques instants, à vive allure, il dévala la pente, s’engageant entre les fanions avec une précision stupéfiante sans manquer aucune porte. Lorsqu’il arriva en bas, la foule put enfin manifester son admiration devant cet exploit extraordinaire.

E. Chapas obtint la médaille d’or lors de ces jeux qui regroupaient 230 concurrents de 14 pays. Pour ces sportifs, parmi lesquels figuraient 60 aveugles, c’était l’aboutissement de longues années de préparation, dans des conditions souvent très difficiles.

Dans la Résistance…

Pour Etienne Chapas, cela avait commencé quelque 25 ans plus tôt. Il s’était engagé dans la Résistance dès l’âge de 16 ans, et une année plus tard, en avril 1945, il avait sauté sur une mine, lors d’une mission près de la frontière franco-italienne. Sa jambe gauche fut arrachée dans la déflagration et il perdit définitivement la vue.

Lui qui avait été un excellent athlète au lycée, champion de course à pied, dut se rendre à l’évidence: un bon nombre d’activités qu’il aimait tant, lui étaient désormais fermées. Après de longs mois de soins intensifs, suivis de deux années de rééducation, il fallait faire face à un avenir qui s’annonçait plutôt sombre.

Mais E. Chapas avait toujours eu un regard optimiste sur la vie avec son lot de joies et de difficultés, et cette immense épreuve, qui aurait conduit au désespoir la plupart des gens, n’était pas pour lui un obstacle infranchissable. Avec une volonté d’acier, il se lança dans une série d’activités tellement diverses que même un homme en pleine possession de ses moyens aurait eu du mal à réussir: ainsi, il fit des études de droit jusqu’à l’obtention d’un diplôme, puis il travailla dans une agence d’assurance. Il éleva aussi des cailles et, plus tard, il commença des études de kinésithérapie.

Il était également actif dans un bon nombre d’associations qui œuvraient en faveur des handicapés. Lors d’un voyage au Brésil, en 1947, on lui avait demandé de faire, dans des écoles, quelques conférences sur la jeunesse pendant la guerre. Il eut un tel succès qu’il resta trois mois au lieu des dix jours prévus, et l’écho de ces conférences parvint jusqu’au Ministre français des Affaires étrangères, M. Georges Bidault. C’est ainsi qu’en 1948, il retourna en Amérique latine, à la demande de M. Bidault, faisant partie d’un groupe de conférenciers envoyés par l’état français.

A son retour en France, sa décision était prise: il voulait mettre sa vie au service de ceux qui, comme lui, se trouvaient diminués après un accident. Son but était de montrer aux quelque 1 500 000 handicapés de France, à l’époque, que beaucoup de choses sont possibles même à ceux qui n’ont pas toutes leurs facultés physiques.

«Une question de moral, de volonté et de confiance en soi…»

Son principe était simple: au lieu de s’apitoyer sur leur sort en pensant à ce qu’ils avaient perdu, il fallait que ces malheureuses victimes mettent tout en œuvre pour développer les aptitudes qui leur restaient. Par son propre exemple, il voulait donner la preuve qu’un accident physique entraînant un handicap n’est pas quelque chose de fatal, et que même parfois, un revers peut ouvrir d’autres perspectives dans la vie.

«Bien sûr, dit-il, il y a des choses que nous ne pouvons pas faire, mais chacun a ses limites… C’est simplement une question de moral, de volonté et de confiance en soi.»

Fort de son expérience personnelle, il savait que le premier danger qui guette un handicapé est de s’installer dans une sorte d’apathie et de résignation. C’est pourquoi il exhortait fermement chacun à deux choses: travailler en apprenant si nécessaire un autre métier, et puis, si possible, faire du sport.

Après avoir œuvré pendant huit ans dans “l’Union des aveugles de guerre”, il fonda, avec quatre amis –trois amputés d’une jambe et un hémiplégique– «l’Association sportive des mutilés de France», afin de pouvoir s’adonner à fond à ce qu’il considérait personnellement comme un défi: permettre au plus grand nombre de pratiquer un sport.

En homme méthodique, il se mit d’abord à étudier les organisations sportives pour handicapés dans d’autres pays. C’est ainsi qu’il rencontra un jour des moniteurs de ski autrichiens qui apprenaient à skier à un groupe de Britanniques amputés d’une jambe. Il invita deux d’entre eux à venir en France, et lui-même fut le premier à s’inscrire pour des cours de ski.

Repousser «les limites du possible»

«Au début, dit-il, bien des gens ont essayé de me décourager. S’il ne s’était agi que de ma jambe, passe encore. Mais on m’a dit que, comme j’étais également aveugle, je ferais mieux de ne plus penser au ski.» Ces remarques ne faisaient qu’inciter cet homme à essayer. Aussitôt il partit pour Courchevel et avec une persévérance et un courage sans faille, il s’attela au difficile apprentissage du mono-ski sans même voir la piste devant lui.

Dans tout ce qu’il entreprenait, E. Chapas tentait de repousser «les limites du possible». Il fut le premier aveugle à recevoir l’autorisation de sauter en parachute. Bien après, il avouait qu’il avait eu peur en se jetant dans le vide, mais cela ne l’a pas empêché d’obéir aux ordres des deux moniteurs qui sautaient en même temps que lui et d’atterrir à quelques mètres de l’objectif.

La médaille d’or des Jeux mondiaux pour handicapés de 1972 n’était pour Etienne Chapas qu’un jalon d’un long chemin au service des autres où constamment, par son exemple, il montrait la route à suivre. Et dans son désir d’aider son prochain, il a toujours voulu qu’au-delà des handicapés physiques, son courage puisse aussi «inspirer d’autres et notamment des jeunes qui souffrent de handicaps différents… tels que l’absence d’un but ou d’un idéal, tous les désorientés, qui cherchent leur voie dans la drogue ou la violence, et à qui il voudrait apprendre à trouver de nouvelles raisons de vivre.»