Laguiole…, les couteaux Laguiole, vous connaissez ? Oui, très probablement, car avec l’Opinel et le couteau suisse, c’est le «canif» le plus connu et le plus présent dans les foyers français.
Et pourtant, jamais peut-être, un nom, une appellation aussi emblématique, empreint d’un savoir-faire local, n’aura autant été victime de la mondialisation et de la législation française parfois absurde.
De là, à y voir un symbole de la lutte pour la préservation de nos terroirs et contre la perte de sens et l’effacement des racines dans une société de plus en plus globalisée, mercantile et «uniformisante», il n’y a qu’un pas, que le désormais médiatique maire de la petite commune de Laguiole, Vincent Alazard, n’hésite guère à franchir ! Il faut dire que l’histoire n’est pas banale… et que le combat continue !
Le symbole est fort: un maire qui déboulonne, devant une foule de ses administrés, le panneau d’entrée portant le nom de sa commune : Laguiole… La scène se déroule en septembre 2014. Quelques jours plus tôt, par décision de justice, sa commune s’est vu dénier le droit de commercialiser, dans son office de tourisme, un t-shirt estampillé Laguiole ! Pourquoi ? Car, depuis le début des années 90, un homme d’affaires de la région parisienne a pris légalement possession du nom «Laguiole», en le déposant à l’INPI pour quatre marques et 37 classes de produits ! Dès lors, il est le seul à avoir le droit de commercialiser des produits, et surtout à l’époque les fameux couteaux, portant l’appellation «Laguiole» !
« L’affairiste a tissé sa toile… »
Les acteurs locaux des plateaux de l’Aubrac mettront quelque temps à se rendre compte des conséquences d’une telle appropriation, pour ne pas dire usurpation ! Quelques années plus tard, le maire de la commune s’insurgera : “Si ce n’est pas une tromperie et du parasitisme, ça ! L’affairiste a tissé sa toile d’araignée, en exploitant notre patrimoine ancestral” !
Mais comment en est-on arrivé là ?
L’histoire commence en 1826, sur les plateaux de l’Aubrac. Sur cette terre ô combien rurale, chaque paysan porte, glissé dans une large ceinture en tissu, une gaine en bois contenant un couteau droit rustique. Ce dernier, comme d’ailleurs la majeure partie des outils coupants dont ils ont besoin au quotidien, nommés «capujadous», est alors produit par des forgerons et taillandiers locaux. Nombreux sont aussi les Aubraciens qui ne se séparent jamais d’un petit couteau, de peu de prix, mais bien coupant, acheté sur les foires à bestiaux et les marchés ou auprès de colporteurs auvergnats. Ce couteau fermant, l’«eustache» de Saint-étienne, est simplissime, sans ressort, mais fort pratique…
C’est à cette époque que trois artisans-couteliers s’installent à Laguiole. Le plus jeune n’a que 16 ans et se nomme Pierre-Jean Calmels.
Dès 1828… bonne prise en main, excellente coupe
La mémoire populaire raconte que le jeune Pierre-Jean, fils d’un aubergiste de Laguiole, a été marqué durant son enfance par les couteaux que portaient les maquignons catalans, venus acheter les mulets des montagnes de l’Aubrac, et faisant halte dans l’auberge familiale.
La navaja catalane serait donc la muse du Laguiole! «Impossible!» s’insurgent les spécialistes, «Les Catalans à l’époque utilisaient des gavinets… Le laguiole se rapproche plus de l’Yssingeaux ou de la Jeambette stéphanoise…». Qu’importe !
Toujours est-il que, dès 1828, Pierre-Jean Calmels développe la fabrication d’un couteau fermant, dont les caractéristiques évolueront jusqu’au milieu des années 1850, où on voit apparaître le laguiole à lame Yatagan, avec un manche courbe, un ressort à mouche, un cran de blocage. Couteau esthétiquement réussi, bien que cela ne fût pas sa fonction primordiale dans le monde rural, on lui reconnaissait, à l’époque, une bonne prise et une excellente coupe.
Plus tard, Pierre-Jean ajoute à ses plus beaux couteaux en corne, un poinçon articulé sur le talon du manche. Cet ajout assure définitivement leur succès auprès de la clientèle rurale. Car le poinçon permet de réparer les harnais « sur le terrain », de sortir les cailloux se glissant souvent sous les fers des animaux de trait et, au besoin même, de percer les panses du bétail « météorisé ». En quelques années, le laguiole devient un outil universel, couvrant tous les besoins du paysan.
Spécialité de la commune
Au début des années 1860, le laguiole adopte sa forme définitive, par l’adjonction de « mitres » de laiton aux deux extrémités. Il obtient aussi la reconnaissance des spécialistes, en remportant plusieurs prix, lors de concours.
Dès lors, le «Laguiole» devient la spécialité des cinq couteliers de la commune éponyme. Mais victimes de son succès, ils ne peuvent répondre à la demande. Appel est fait aux ateliers de Thiers, la capitale du couteau français, qui disposent en outre d’outils de production «modernes», notamment du marteau à pilon. Imaginatifs et créatifs, les Thiernois ornent leurs couteaux de fleurs ou de divers insignes…
Dans l’atelier de coutellerie à Laguiole, Pierre succède à son père Pierre-Jean Calmels… Il ajoute au ressort du couteau une pièce mobile, la « coulisse », qui lui permet d’agir non seulement sur la lame, mais aussi sur le poinçon et … le tire-bouchon.
Le tire-bouchon… ambassadeur à Paris
Cet ajout du tire-bouchon est motivé par la « montée à Paris », en ces années 1880, de ceux que l’on nommera les bougnats, qui venus chercher fortune dans la capitale, ne tarderont pas à investir dans la « limonade », puis dans la « restauration ». Dès lors, le Laguiole et son tire-bouchon leur sont un outil indispensable… Chaque cafetier-restaurateur devient un formidable ambassadeur du laguiole auprès de sa clientèle parisienne !
C’est le petit-fils, Jules, qui ajoutera la dernière touche «Calmels» au Laguiole, en décidant d’apposer la fameuse abeille sur le ressort.
Arrive la Première Guerre mondiale… Nombreux sont les grands gaillards de la commune de Laguiole amenés au front. La fabrication des couteaux, faute de main-d’œuvre, s’arrête… Hélas, elle non plus ne reviendra pas au village.
Dès lors, toute la production est réalisée à Thiers, la demande ne cesse de croître jusqu’à la Seconde Guerre mondiale…
Mais, durant les Trente Glorieuses, l’engouement pour le laguiole s’estompe. Il faut dire que de nombreux fabricants cherchent avant tout à mettre en avant un prix plutôt que la qualité : le laguiole «n’est plus ce qu’il était» !
Succès et convoitises
Pourtant, au tournant des années 80, une poignée d’élus, d’entrepreneurs locaux et d’habitants, décident de faire revenir la fierté locale, le laguiole, dans son berceau.
À cette époque, la municipalité du plateau de l’Aubrac a commencé à se refaire un nom… Son fromage a déjà obtenu une AOC, une station de ski a ouvert ses pistes, les vaches de l’Aubrac s’affirment pour leur qualité et la gastronomie s’invite également à table dans le restaurant du futur chef triple étoilé, Le Bras !
En 1987, les Aveyronnais, avec l’aide des Thiernois donc, réimplantent une fabrique de couteaux à Laguiole. Le designer français, Philippe Starck, le redessine, en lui attribuant une lame effilée du style Yatagan. La fabrication est à nouveau soignée… Le couteau revient au goût du jour. Le succès appelle alors les convoitises. La ville de Laguiole revendique la fabrication exclusive de ce couteau. Bien entendu, Thiers résiste. Les Thiernois ont contribué à la conservation et au développement du modèle depuis près d’un siècle. Il est donc inconcevable d’accepter cela. Un bras de fer s’engage… mais rapidement un ennemi commun rapprochera les deux villes: Gilbert Szajner.
600 000 couteaux « made in Asie » !
L’homme d’affaires, natif de Niort, est alors chef d’une entreprise de céramique dans le Val-de-Marne… Mais par un «triste» hasard, il va devenir le propriétaire exclusif du nom «Laguiole». « C’est Pierre Cardin qui lors d’une rencontre fortuite m’a mis la puce à l’oreille, en évoquant les licences commerciales» dira-t-il plus tard !
Toujours est-il qu’il jette son dévolu sur Laguiole, dont avoue-t-il, «je connaissais les couteaux, mais pas le village» ! G. Szajner réalise une étude marketing… Aussi étonnant que cela puisse paraître, aucun dépôt de brevet, ni de marque concernant le fameux couteau n’a été effectué! Il décide donc en 1993 de déposer la marque à l’INPI.
En quelques mois, Szajner exploite tous azimuts «sa» marque, en accordant contre monnaie sonnante et trébuchante, le droit à des entreprises de commercialiser des copies des fameux couteaux sous la marque Laguiole.
Dès lors, chaque année, 500 à 600 000 couteaux, produits à bas coût en Chine ou au Pakistan, et qui n’ont du véritable Laguiole que la forme, la fameuse abeille sur le manche, mais bien entendu le nom sur la lame, envahissent les marchés !
Szajner ne s’arrête pas là… Il décide de multiplier les produits dérivés : briquets, linge, meubles de jardin, engrais, vêtements, arts de la table…
« Passe-moi le Laguiole ! »
Contre royalties, l’heureux propriétaire du label accorde sa licence au plus offrant et organise « une chasse systématique à tous ceux qui apposent le nom Laguiole sur des produits manufacturés ». Coût annuel de la défense de sa marque : « 40 000 à 50 000 euros ».
Commence alors un feuilleton judiciaire… Car la commune ne peut accepter cette OPA sur son nom! Mais aussi étrange que cela puisse paraître, des décisions de justice vont alors s’enchaîner… et compliquer bien des choses !
«Laguiole n’est pas une marque… un nom de ville ne peut pas être protégé juridiquement» ! Par décision de justice, Laguiole devient donc un nom commun. On peut ainsi dire «passe-moi le laguiole» comme «passe-moi le couteau» !
Tout le monde, de Laguiole ou non, artisans couteliers ou industriels importateurs de pâles copies fabriquées en Asie, peut apposer le nom Laguiole sur la lame. Seule la qualité couplée à l’exigence d’un certificat de provenance peut distinguer le vrai du faux Laguiole !
Feuilleton judiciaire et IGP
Mais, en 2007, la guerre du Laguiole va prendre une nouvelle tournure ! Le nouveau maire souhaite changer le logo de sa ville et y apposer notamment un couteau !
Szajner le lui interdit par voie de justice, puisqu’il est propriétaire du nom pour tout autre produit que le couteau ! De bataille en bataille, le feuilleton judiciaire prend des allures de saga au long cours… 12 ans plus tard, en mars dernier, la Cour de Cassation rend enfin son verdict! 20 appellations, propriétés de Szajner utilisant le nom Laguiole et non fabriquées en Aveyron, sont interdites.
Tout n’est pas positif cependant pour les défenseurs de la commune, puisque la tromperie commerciale n’a pas été́ reconnue. De plus, trois marques déposées en 1993 n’ont pas été annulées ! «Ce n’est pas une victoire en soi, mais nous avons franchi une nouvelle étape» analyse alors Thierry Moysset, directeur de la Forge de Laguiole.
Sur les plateaux de l’Aubrac, d’avis général, le combat doit continuer… et cela passe désormais par l’obtention d’une Indication Géographique Protégée ! D’ores et déjà, le syndicat des fabricants de couteaux a constitué un volumineux dossier, assorti d’un cahier des charges que devront respecter tous les fabricants qui revendiqueront l’appellation «Laguiole» !
L’espoir est de mise, car les fromages de Laguiole ont, eux, obtenu une AOP… Alors pourquoi pas les couteaux ?
« Exigez l’authentique ! »
Avec une IGP, seuls les couteaux fabriqués dans les règles de l’art des artisans-couteliers et à Laguiole ou à Thiers pourraient à l’avenir revendiquer l’appellation du véritable Laguiole ! L’enjeu est de taille… 350 personnes travaillent à la fabrication du «Laguiole» dans le bassin concerné par l’IGP, pour un chiffre d’affaires de 20 millions d’euros.
Mais, au-delà de l’enjeu commercial, le combat de Laguiole est à la fois moral, culturel et identitaire… Un symbole de la ruralité qui se démène pour maintenir sa raison d’être et faire reconnaître son terroir !
Alors en attendant l’IGP, si l’idée vous vient d’acheter ou d’offrir un Laguiole : exigez l’authentique et son certificat d’origine
«made in Aubrac» !
(photo en haut : Copyright www.laguioleonlineshop.com)