C’était une étonnante rencontre !

L’homme qui m’accosta était grand, très âgé; toute son attitude dénotait l’assurance de celui qui a eu l’habitude de commander…

En quelques mots il se présenta.

Ancien haut gradé de l’armée, il s’était installé depuis peu dans notre ville.

Après m’avoir transmis les salutations d’un pasteur de la région d’où il venait, soudain il me surprit par les paroles qu’il me confia.

Car c’était bien une quasi confession qu’il faisait, là, dans la rue.

En quelques mots, avec une profonde tristesse et aussi, de durs reproches envers lui-même, il me conta la douloureuse épreuve qu’il traversait.

Dans leur grand âge, lui et sa femme, venaient de se séparer!

Et chacun vivait maintenant de son côté, seul!

Ils s’étaient disputés… et la querelle s’était envenimée… personne n’avait voulu céder ou faire un premier pas… et une longue vie commune d’amour, de partage, d’épreuves traversées ensemble, s’est terminée brusquement, stupidement, les laissant seuls, désemparés, avec leurs regrets, leurs peines.

Son jugement était sévère, et dans le langage vert de l’armée, il se traitait de «vieux c…, idiot»!

Voilà, conclut-il, avec une grande tristesse et un grand désarroi…

Comment ne pas partager sa peine… et ne pas déplorer ce drame, car c’en est un! Drame qui touche tant de personnes de nos jours, engendrant tant de souffrances…

Les choses auraient pu, auraient dû être tellement autre…

Je me suis alors souvenu des ultimes méditations du pasteur Adolphe Monod, qui furent publiées plus tard sous le titre «Les adieux, ou les regrets d’un mourant».

Non point que cet homme pieux et dévoué ait commis de graves fautes qui comme autant de fardeaux auraient pesé sur son cœur à l’approche de la mort… Non! Mais aux portes de l’éternité les faits et péripéties de la vie d’ici-bas apparaissent sous un jour nouveau… Resurgissent à la mémoire des sentiments, des souvenirs enfouis…

Et même, infimes, tels ou tels incidents, ou erreurs, ou telles attitudes qui auraient dû être différentes, prennent une acuité nouvelle… La lumière qui déjà sourd de l’éternité éclaire les cœurs et les vies… et que dire de la manière dont on a utilisé le temps qui nous était accordé, ces années qui passent si vite et peuvent être gaspillées en tant de choses inutiles, vaines ou pire encore…

Quelle sagesse également et quel avertissement dans cette parole venue, peut-être du fond des âges:

«Il suffit de céder à une seule tentation pour détruire toute la construction d’une vie.»

Les tentations sont multiples et diverses, d’apparence anodine ou d’un évident danger… elles se trouvent sur les chemins de la vie, et à tous les âges.

Que se reprochait ce vieil homme (car il concentrait sur lui l’essentiel des reproches!)?

L’orgueil qui refuse de reconnaître erreur ou faute,

l’entêtement pour «avoir le dernier mot»,

l’égoïsme qui n’évalue tout qu’en fonction de soi,

ou quelles dureté ou faiblesses ou grave faute…

Lui le savait et il contemplait, navré, le vase brisé!

Quand j’étais enfant, il m’est arrivé d’entendre cette chanson, qui parlait du «réparateur de faïence et de porcelaine»…

Comme dans une parabole elle évoquait les cœurs brisés, que son art et sa bonne volonté ne pouvaient réparer… 

Ce que cet artisan ne pouvait faire,

ceux qui traversent les tempêtes de l’existence peuvent le réaliser.

Combien de couples ont ainsi surmonté les tensions, les épreuves, les moments difficiles de leur vie,

en refusant de céder au terrible engrenage de la colère, des accusations blessantes, de la violence,

repoussant l’orgueil, la mauvaise foi, ou simplement la subjectivité… pour sauver leur amour, les enfants, l’avenir.

Quelle sagesse, humilité et maîtrise d’eux-mêmes ils ont montrées!

Mais il arrive aussi, heureusement, que le vase brisé puisse être reconstitué solidement,

que les cœurs meurtris se réconcilient.

Quelle victoire dans l’unité retrouvée,

dans l’amour libéré,

dans la joie et la paix des cœurs qui à nouveau battent à l’unisson et pour toujours.

Y.CH