Kiosques à journaux et « Maisons de la Presse »
se raréfient…

«Pendant trop longtemps, notamment durant cette dernière décennie, les journaux ont vendu autre chose que du vrai journalisme !»

Le propos est cinglant, le constat sans appel! Par ces mots prononcés à la fin de l’année dernière, Tracy De Groose, directrice des marques nationales de presse anglo-saxonnes, voulait mettre les directeurs de presse et journalistes devant leur responsabilité !

«La crise de la presse est une crise de contenus» n’hésitait pas, dans le même temps, à affirmer Eric Fottorino, ancien directeur du Monde et fondateur du Un.

Et ces deux experts de l’information, sans nier la mise à mal d’un modèle économique vieux de plusieurs siècles, de poser la question qui fâche : les journalistes, les directeurs de presse et les médias en général, ne seraient-ils pas plus responsables qu’ils ne le disent, de la situation de marasme dans laquelle ils se trouvent ? 

Ces dix dernières années, le nombre de journalistes a baissé de 8% en France… et ces derniers mois, les annonces de suppressions d’emplois se multiplient dans les grands quotidiens nationaux et régionaux (Le Parisien, L’Équipe, Paris Normandie, La Marseillaise, Le Courrier Picard…), mais aussi dans les agences de presse telles Reuters, l’AFP, etc.  

Il faut dire que la crise du coronavirus n’a pas épargné le secteur, avec, au premier semestre 2020, une baisse sensible des ventes en kiosque (jusqu’à -70% pour L’Équipe !) mais surtout des recettes publicitaires (-12,5% en moyenne)! Si la situation semble désormais quelque peu se rétablir, certains ne s’en relèveront pas, quand, pour la plupart, l’horizon semble loin d’être dégagé. 

Le modèle de la double vente

En 1836, lorsqu’Armand Dutacq et Émile Girardin lancent deux nouveaux titres de presse (à savoir Le Siècle et La Presse), ils ne créent pas simplement une nouvelle source d’informations, mais un modèle économique, basé sur la double vente du «papier», le journal aux lecteurs et de la publicité aux annonceurs.

C’est le 1er juillet 1836 que, pour la première fois, sort en kiosque «La Presse», qui se définit alors comme «un Journal quotidien, politique, littéraire, agricole, industriel et commercial». Si l’une de ses caractéristiques est de sortir du seul champ politique, il est surtout vendu à un prix de vente et d’abonnement de 50% inférieur aux journaux de partis alors existants. Car les bénéfices du journal sont garantis par la publicité, mais pas seulement… L’équation de cette nouvelle donne est en effet celle d’un cercle vertueux. 

L’éditeur, en proposant, grâce à la publicité, un prix de vente très bas, en fait de facto un «bien de consommation» populaire, devenant accessible à beaucoup. Le journal se démocratise largement au-delà de la sphère des «élites» ou des salons bourgeois dans lesquels les journaux avaient été jusqu’alors contenus.

Plus de 600 titres de presse en 1914 !

Ce mouvement de démocratisation induit naturellement une augmentation du tirage, qui réduit le coût de revient unitaire du journal… alors que, dans le même temps, l’augmentation des ventes attire de nouveaux annonceurs, etc. 

Le succès de «La Presse» est fulgurant… Le tirage atteint rapidement plusieurs dizaines de milliers d’exemplaires par jour. Dès lors, en dépit de coûts spécifiques et structurels très élevés (ne serait-ce que les salaires des journalistes) qui caractérisent la production de l’information en général et d’un journal en particulier, le seuil de rentabilité est largement atteint.

En quelques années, plusieurs dizaines et même centaines de titres vont ainsi être créés partout en France… cette dernière comptabilisant plus de 600 titres de presse, à la veille de la Première Guerre mondiale ! 

Les journaux jouent alors un rôle majeur dans la société et participent fortement à la respiration démocratique de notre pays… animant la vie publique, au travers de débats, de publication de points de vue, d’enquêtes et d’informations parfois qui dérangent au plus haut niveau ! 

Séparer l’information du commentaire !

L’exemple emblématique étant celui de l’affaire Dreyfus et la place prépondérante qu’y prirent les journaux ! 

Il faut dire que, durant le dernier quart du XIXe siècle, une réelle réflexion est menée par les acteurs de cette presse… opposant les tenants de la «méthode» (d’investigation, objective, analytique) à ceux du «système». Ou la nécessité de mettre l’accent sur la recherche des faits avant l’élaboration de la synthèse qui, trop souvent, prend l’aspect d’une généralisation imprudente: séparer l’information du commentaire, distinguer le fait de son interprétation.

C’est dans ce contexte que Zola critique alors le journalisme, dont il est pourtant l’une des grandes figures. S’inquiétant (dans un entretien au «Gaulois» le 22 août 1888) de la «fièvre d’informations, du sensationnalisme, du retentissement donné aux moindres faits, cette perpétuelle agitation qui fait qu’on n’a plus le temps de réfléchir, de penser», mais déclarant aussi : «J’aime la presse d’information, elle est la coupe de la vie, par l’attention portée au réel, la recherche de la vérité, l’enquête, le document, qui permettent de montrer les choses telles qu’elles sont.»

«Le bourrage de crâne»

En quelques années, va naître ce qu’on pourrait appeler l’éthique de l’objectivité, l’un des fondements de la déontologie du journalisme. Nous sommes alors dans ce que d’aucuns, comme l’historien des médias Alexis Levrier, n’hésitent pas à nommer l’âge d’or de la presse! 

Mais si cette presse est populaire à l’aube de 1914, elle ne va pas tarder à engendrer défiance et rejet… sombrant durant la guerre dans ce qu’Albert Londres dénoncera dans plusieurs reportages et nommera le «bourrage de crâne». 

Censure, propagande, mensonges, connivence avec le gouvernement et les sphères dirigeantes ne tardent pas à entamer la confiance d’une grande partie des Français dans leur presse et envers les médias en général… 

À la fin de la guerre, dans une France fragilisée économiquement, les ventes de nombre de titres de presse chutent, des faillites sont prononcées… 

Des journaux sous perfusion d’État

Certains journaux sont repris notamment par des capitaines d’industrie… ouvrant une nouvelle ère parfois dénoncée comme «capitaliste» de l’histoire de la presse française, qui prendra fin avec la mise en place d’un marché régulé, après la libération de 1945 ; le Conseil National de la Résistance délivrant alors les autorisations de publication au regard de deux critères principaux, l’attitude des acteurs concernés durant la guerre et la volonté d’une pluralité dans la représentation des opinions… Dès lors, la logique concurrentielle et industrielle est absente… 

Durant les Trente Glorieuses, l’État se doit de multiplier les aides financières directes et indirectes pour permettre à certains titres de survivre, quand d’autres tirent à plusieurs centaines de milliers d’exemplaires, voire dépassent le million ! Si le modèle de la double vente (lecteur et annonceur) reste alors toujours d’actualité, la presse française vit désormais pour 40% de la publicité et 60% de ses ventes (contre 80-20 aux USA). Bien des titres se voient contraints d’augmenter le prix de vente… éloignant d’autant une partie de leur lectorat ! 

Les aides de l’État, bien que conséquentes, ne compensent même pas, pour certains, l’importante érosion des ventes, mais aussi l’attrition publicitaire vers les «nouveaux» entrants que sont la radio, la TV et la presse magazine ! Le modèle tient encore… mais sous perfusion… cachant mal, pour certains journaux, un lectorat de plus en plus fantomatique.

La révolution numérique de la seconde moitié des années 90 achève le modèle, autant qu’il bouleverse les usages… Le web aspire les annonceurs publicitaires.

De la course aux clics… à l’info payante !

Hormis quelques titres qui offriront des contenus payants, se répand comme une traînée de poudre, dans la majorité des rédactions, l’idée selon laquelle une information «gratuite» via un site sur le net attirera des annonceurs, si le nombre de vues est important ! L’audience est le but, le buzz un moyen, le «clic-omètre» l’outil de mesure ! Mais qu’en est-il de la qualité de l’information ? Et de l’éthique journalistique ?

La crise de 2008, et l’hémorragie publicitaire qu’elle induit, finit de mettre à mal la presse française… En quelques années, bien des titres sont rachetés : «19 grandes fortunes françaises ou étrangères détiennent aujourd’hui une part majoritaire au capital des principaux médias qui font l’opinion en France» révélait, il y a quelques mois, une enquête du «Monde diplomatique» ! 

Dès lors, les stratégies économiques et marketing se succèdent, au gré de l’apparition de nouveaux vecteurs communicationnels et des nouveaux usages notamment numériques. 

Si la captation des revenus publicitaires demeure l’objectif premier, la gratuité cède de plus en plus le pas aux contenus payants. Et revoilà le second pied du modèle initial… l’abonnement ! Reste à convaincre nos concitoyens que l’information a un coût et donc un prix ! Oui, mais quelle information ?

Désamour pour son traitement, pas pour l’information !

Le dernier baromètre de la confiance des Français dans les médias révélait que le fossé se creuse entre citoyens et journalistes; la défiance progresse et aucun type de médias n’est épargné: «manque d’indépendance vis-à-vis des pouvoirs, défaut de diversité de points de vue, trop de parisianisme, manque de vérification, trop anxiogène…». 

Hélas, il est à penser que le traitement de l’épidémie du coronavirus n’aura guère amélioré les choses! Pourtant, une récente enquête révèle que les Français s’intéressent de plus en plus à l’actualité… mais de moins en moins au travers des médias ! 

Manifestement, c’est donc bien sur les conditions de production de l’information, et sur son contenu, qu’il semble nécessaire –et urgent– de se pencher !