La mer se déchaînait sur les côtes atlantiques américaines ce matin de septembre au milieu du siècle dernier.
Dans le petit port de pêche, quelques pêcheurs réunis près de la jetée regardaient en silence les gigantesques vagues écumantes venir se jeter sur les rochers tel un rouleau compresseur. Il manquait l’un d’entre eux. Un vieux pêcheur de homards que tout le monde appelait Al le sourd, puisqu’il n’entendait presque plus, était parti en mer dans son petit doris, embarcation à fond plat, ramasser ses casiers, malgré la tempête.
Il était tout à fait contraire à ses habitudes de prendre des risques pour quelques casiers. Très pauvre, il confectionnait lui-même ses casiers à homards à partir de bouts de bois qu’il trouvait dans la nature. Ils n’avaient évidemment pas la solidité de casiers achetés, et souvent il les perdait par gros temps. Comme ils ne lui coûtaient que la peine qu’il se donnait pour les faire, il recommençait patiemment son travail après chaque tempête.
Mais voilà qu’une famille, M. et Mme Woodbury avec leur garçon David, âgé de sept ans, ainsi que son grand-père, était venue passer l’été dans ce petit port de pêche du Maine.
Le grand-père Woodbury, homme courageux et généreux, avait gagné le respect de ces vieux marins, car il leur avait montré qu’il connaissait bien la mer et qu’il n’avait pas peur de l’affronter même par gros temps.
Il avait obtenu la permission d’emprunter le doris d’Al le sourd, chaque fois que celui-ci n’en avait pas besoin lui-même. En échange, il avait acheté du bon bois, et il avait confectionné, avec beaucoup de soin, pour le vieux marin, des casiers solides, qui depuis lors étaient la fierté du pêcheur. Il y tenait tellement qu’il ne voulait absolument pas les perdre, et c’est pourquoi, ce matin-là, il avait pris la mer malgré les avertissements de ses camarades.
« On va le chercher! Qui vient avec moi ? »
Lorsque M. Woodbury, accompagné de son petit-fils, descendit jusqu’au port ce matin-là, il s’aperçut rapidement de l’absence du vieux pêcheur.
« Il n’est pas descendu aujourd’hui? » demanda-t-il.
« Il est là-bas », murmura un marin. Il avait du mal à continuer sa phrase, mais d’un geste de la tête il lui montra le large. « En plein dans le grain. Il essaie de sauver ses casiers. On n’a pas pu l’arrêter… Il tient à ces casiers que vous lui avez faits plus qu’à n’importe quoi. »
« On ne peut pas le laisser dehors avec une mer pareille, cria M. Woodbury. Il faut lui faire signe de rentrer! »
Après un long silence, quelqu’un expliqua au grand-père qu’Al ne pouvait pas revenir parce qu’il avait cassé un de ses avirons!
Sans hésiter une seconde, M. Woodbury s’écria d’un ton ferme:
« On va le chercher! Qui vient avec moi? »
Parcourant le petit groupe de son regard décidé, le grand-père eut alors la stupéfaction de constater que pas un seul d’entre eux ne bougeait.
Enfin, quelqu’un, en haussant les épaules, lâcha, un peu gêné:
« Allez-y si ça vous chante, vous n’en reviendrez pas! »
Tout était dit. Pour ces professionnels de la mer, il n’y avait rien à faire! Ce serait de la folie que de tenter de porter secours à leur collègue!
Devant ce sentiment d’impuissance, le grand-père hésita un peu, mais très vite, sa détermination reprit le dessus, et il partit en courant vers l’endroit où étaient amarrées les petites barques.
Son petit-fils avait beau hurler de toutes ses forces pour essayer de dissuader son grand-père, rien ne pouvait l’ébranler.
Il sauta dans une barque, suivi par le garçon de sept ans, qui insista tellement pour l’accompagner qu’il obtint gain de cause.
Poussant sur les lourds avirons, comme il avait appris à l’enfant à le faire par grosse mer, il dut batailler ferme pour quitter le port. A la sortie de la petite crique qui offrait un abri tout relatif, les vagues déferlèrent contre le bateau dans une rage indescriptible. Tantôt, poussé par le vent, il bondissait littéralement hors de l’eau, tantôt il plongeait au creux des vagues, menaçant de disparaître dans les flots.
Mais lentement, très lentement, ils s’approchaient de l’endroit où le pauvre Al luttait avec son seul aviron pour maintenir son embarcation. Lorsque les deux bateaux se trouvaient sur le haut d’une vague, ils pouvaient, un court instant, apercevoir le vieux pêcheur arc-bouté sur son aviron, souquant d’un côté, puis de l’autre. Autour de lui, il avait entassé ses précieux casiers à homards, dont il refusait de se séparer malgré leur poids qui déséquilibrait son doris.
Poussés vers des récifs redoutables
Combien de temps ce vieil homme allait-il pouvoir tenir face aux éléments déchaînés? Il n’avait pas vu ses sauveteurs arriver, il ne pouvait évidemment pas les entendre, et il fallut que M. Woodbury risque presque un abordage pour le saisir par l’épaule. Lorsque Al vit le grand-père avec son petit-fils, un énorme sourire illumina son visage.
Le court moment nécessaire pour relier les deux barques à l’aide d’une ancre de fortune, avait suffi pour qu’ils dérivent dangereusement à moins de cent mètres des récifs qui se trouvaient à la pointe de l’anse. Ils commençaient déjà à sentir la succion des vagues qui irrésistiblement les entraînaient vers les rochers de la pointe. Pour éviter d’aller se fracasser sur eux, M. Woodbury dut ramer de toutes ses forces vers le large avec maintenant en plus le poids de la deuxième barque. Au début, ses efforts semblèrent vains, ils faisaient du surplace ou s’approchaient même, à certains moments, des récifs.
Lorsqu’au bout d’un temps qui parut interminable, ils arrivèrent enfin à s’arracher à cette attraction redoutable vers les rochers, ils durent affronter un autre danger.
Un instant, ils se crurent perdus.
Face à l’ouverture de la crique, il fallait virer doucement pour mettre le cap sur le port. Or, dans une tempête de cette ampleur, il est extrêmement dangereux de tourner complètement le dos aux vagues, surtout en remorquant un autre bateau. Soudain, une gigantesque lame projeta le doris d’Al sur l’arrière de l’autre. Dans la collision, une brèche s’était ouverte dans le bateau du vieux pêcheur, et il commença à prendre l’eau. Un instant, ils se crurent perdus.
Pour éviter qu’une telle collision se répète, le grand-père fit quelque chose que son petit-fils ne comprit que bien plus tard. Au lieu de continuer à ramer vers le port, il remit le cap sur le large, contournant l’autre barque. Ainsi, ils laissèrent le vent les porter vers le port et la barque contenant les casiers, plus rapide, ne pouvait plus venir se fracasser contre la leur.
Après un autre quart d’heure de dur labeur, ils atteignirent enfin le port, poussés par le vent. Les pêcheurs qui n’avaient pas perdu une seconde de ce combat phénoménal du grand-père “vacancier”, les aidèrent à débarquer. Ils ne disaient pas un mot, mais leur manière de hocher la tête et de serrer la main du sauveteur exprimait, pour ceux qui les connaissaient, leur profonde admiration.