“Je viendrai demain dans votre service. Vous m’enlèverez quatre doigts de la main gauche. J’ai la radiodermite.”
La voix calme du Dr Schaffner ne laissait percer aucune émotion ce jour de 1934 lorsqu’il téléphona à son confrère, le chirurgien-chef de l’hôpital de Lens pour lui annoncer la nécessité de cette intervention chirurgicale qui allait pourtant le laisser handicapé définitivement.
Lorsque cet Alsacien vint s’établir à Lens en 1928, après avoir fini ses études de médecine à Strasbourg, il ne s’attendait sans doute pas à la tâche ardue qui l’attendait.
La tuberculose faisait alors de terribles ravages parmi les mineurs de toute la région du Nord et pour s’attaquer à ce fléau, le Dr Schaffner créa toute une chaîne de dispensaires autour de Lens.
Il y installa des instruments radiologiques qui à l’époque n’offraient aucune protection pour l’opérateur, qui n’était autre que le médecin lui-même.
Devant l’afflux de malades gravement atteints, le Dr Schaffner radiographiait jusqu’à 400 personnes par jour, alors qu’au-delà de 50 c’était déjà dangereux!
« Sauver des vies humaines »
Durant des années, il fut exposé à une multitude de rayons X. Mais bien que conscient du danger, il ne refusa jamais de poursuivre son combat inlassable.
A la tuberculose s’ajoutait aussi une autre affection des poumons, la silicose, la maladie des mineurs. A chaque coup de pioche dans les galeries, un nuage de poussière de silice s’élevait autour des mineurs, et à chaque inspiration la silice pénétrait dans les poumons détruisant leurs tissus. Un mineur sur trois était silicosé.
Des dizaines de milliers de dossiers, déposés dans les services de la Sécurité Sociale en quelques années, montraient bien l’importance du drame. Le Dr Schaffner releva encore ce nouveau défi, et engagea un combat phénoménal pour soulager la souffrance de ces victimes et pour faire reconnaître la silicose comme maladie professionnelle.
Personne ne s’était bien rendu compte des dangers énormes auxquels ce médecin s’exposait chaque jour pour sauver des vies humaines avant cette intervention chirurgicale qui fit de lui un homme diminué.
Il avait tellement bien caché sa souffrance que personne n’avait vu à quel point il était atteint. Et même alors, malgré les exhortations de ses collègues, il décida de poursuivre sa lutte.
Mais la radiodermite est inguérissable. Cette maladie, provoquée par les rayons X, ressemble à une gangrène et peut seulement être limitée par l’amputation des membres touchés.
Ainsi, continuant à s’exposer, il ne pouvait qu’aggraver son cas. En 1941, l’index et le majeur de la main droite furent atteints. Le seul remède était de continuer à amputer.
Un soir, quelque temps plus tard, alors qu’il était seul chez lui, sa souffrance était devenue tellement forte qu’il alla sonner chez son voisin qui était un grand ami.
Lorsque celui-ci ouvrit la porte, le Dr Schaffner tituba et tomba littéralement dans ses bras, la sueur perlant sur son front :
“Je n’en peux plus, s’exclama-t-il. Téléphonez à l’hôpital”.
Et en pleine nuit, il fallut lui amputer trois bouts de doigts. C’était sa quatorzième opération.
A trois heures du matin, l’intervention terminée, il voulut absolument regagner son domicile. Le chirurgien exhorta alors son ami qui l’avait accompagné, à veiller sur lui pour qu’il prenne du repos, mais à huit heures du matin, un énorme pansement autour de la main, le docteur sortait déjà de sa maison.
“Je vais au dispensaire”, cria-t-il à son voisin qui s’était précipité à sa porte. “Les dossiers de pension des silicosés attendent. C’est le dernier jour pour la signature”.
Rien ni personne ne pouvait arrêter le Dr Schaffner.
Travailleur acharné malgré son immense souffrance…
Quelques années plus tard, il téléphona à nouveau au chirurgien-chef de l’hôpital. Son état s’était tellement aggravé qu’il fallait amputer tout le bras gauche.
“Je vous demande une faveur, dit-il au chirurgien. Puisque mon fils Yves prépare sa médecine, je tiens à ce qu’il soit présent.”
Après l’amputation du bras gauche, enfin la nouvelle du dévouement total du Dr Schaffner parvint jusqu’aux sphères politiques élevées de Paris. Le gouvernement envoya sur place un ministre pour le décorer de la Légion d’honneur.
Pendant tout un temps, il dut abandonner son travail car il était devenu tellement sensible à toute irradiation qu’il ne supportait même plus le soleil.
Pour soulager ses souffrances, le professeur Leriche de la faculté de Strasbourg, qui l’avait eu comme élève, lui conseilla la sympathectomie, l’opération des nerfs sympathiques.
Mais ce grand professeur lui-même ne pouvait pas user de son autorité pour arrêter son élève qui était devenu un ami. Il ne voulait même pas tenter de le faire, comme il l’exprime dans une lettre trouvée sur son bureau et destinée au Dr Schaffner:
“Continue, écrit-il, il faut bien que tu continues. A quoi serviraient mes conseils? Tu passerais outre.”
Maire de Lens, puis conseiller général
Pour ne plus penser à ses douleurs, le docteur se lança dans un travail de plus en plus intense. En 1948, il fut élu maire de Lens, puis conseiller général. Il devint aussi président d’honneur du Racing-Club de Lens, se dévoua à la Croix-Rouge, et en plus de tout cela, il était médecin-chef de l’hôpital de Lens. Dans toutes ces diverses fonctions, il était connu comme un homme exceptionnel, assumant jusqu’au bout ses responsabilités, toujours dans la bonne humeur, ne laissant jamais filtrer combien sa souffrance était immense. Il était marié et père de quatre enfants, mais à la maison comme dans sa vie publique, il ne permettait à personne de l’aider dans des tâches qu’il pouvait assumer seul. Souvent ses dents palliaient l’absence de bras ou de doigts pour ouvrir son courrier, pour enlever sa montre, etc.
Jusqu’à la fin de sa vie, il demeura très discret sur son dévouement. Lorsqu’un jour, il surprit le regard d’un journaliste qui s’était arrêté sur la manche gauche vide de son veston, il murmura seulement tout bas: “Des gens souffraient. J’ai fait de mon mieux. C’est tout.”
Et le jour où il fut décoré de la Légion d’honneur, on enregistra ces quelques mots qui résument bien les motivations de cet homme exceptionnel:
“Au moins, ma vie a eu un sens.”