Je relisais une parole attribuée à A. de Saint-Exupéry : «Si tu diffères de moi, frère, loin de me léser, tu m’enrichis». Recherche faite, il s’est avéré que cette citation se trouve dans «Lettre à un otage», ainsi formulée : «Si je diffère de toi, loin de te léser, je t’augmente.»

En fait, ces pensées sont très proches et appellent l’une et l’autre à sortir des sentiers battus des jugements par a priori, de l’habitude de tout évaluer, peser, à l’aune de sa petite personne, de sa culture, de ses préjugés ou coutumes.

Elles incitent à imposer silence à soi-même et à écouter, observer avec un souci profond d’objectivité, afin de percevoir qui vraiment est l’autre…

Cette ascèse de l’esprit exige qu’il soit fait abstraction des modèles pré-établis dont on a hérité ou que l’on a construits soi-même, d’autant plus difficiles à débusquer car les premiers, inconsciemment, font partie de ce que nous sommes, et les seconds sont le produit de nos réflexions ou adoptions.

Et pourtant il n’est guère possible de comprendre le prochain sans cette ouverture fraternelle, encore moins de l’accueillir tel qu’il est…

Il ne s’agit pas, bien évidemment, de manifester angélisme ou naïveté, encore moins de tout accepter, en tous domaines, mais pour peu que tout soit clarté et respect, de manifester une humaine écoute envers cet autre, notre frère.

Le racisme ne commence-t-il pas quand, au nom d’une culture, d’une éducation, de conceptions ou idéologies, nous sous-estimons les autres et les classons, ne serait-ce qu’en pensée dans des catégories «inférieures» ou pire : méprisées !

Que d’ostracisme de classes, de races, de castes, de partis, de situations, de fortunes, de noms, de diplômes… ont entraîné au cours des siècles – et aujourd’hui – beaucoup de souffrances et parfois plus encore ! La supériorité supposée de la race aryenne a conduit à tant de crimes…

Les idéologies de haine qui ont dressé et dressent toujours en notre temps des humains contre des humains et voudraient légitimer l’inacceptable,

justifier les éliminations dans les camps de concentration et autres goulags,

même doctrinalement étayées sont des horreurs,

des crimes contre l’humanité, quelque habiles que soient les arguments et les argumentateurs incendiaires…

«Si je diffère de toi, si tu diffères de moi, frère, loin de nous léser, de nous appauvrir, nous nous enrichissons de nos différences…»

Remarquables paroles que toutes les écoles du monde devraient enseigner, que tous les hommes et femmes du monde devraient méditer.

L’intolérance, le rejet du prochain, sont de tous les temps, et bien enracinés dans les recoins des âmes,

même chez ceux qui, intellectuels ou non, champions du «bonheur des peuples» ont sans cesse le mot «liberté» à la bouche mais dont très souvent hélas – surtout quand ils obtiennent le pouvoir – les actes et comportements apportent un terrible démenti à toutes leurs allégations et promesses.

J’ai souvent cité la réflexion si pertinente de Montesquieu : «Comment peut-on être persan ?», réaction des Français face à l’étranger qui étonne par son habillement et ses coutumes de Persan…

Mais ce Persan ne concluait-il pas exactement la même chose de ces bizarres habitants de la France, de leurs accoutrements, et mode de vie ?

et n’en est-il pas de même aujourd’hui pour les Européens, Asiatiques, Africains, Arabes, Juifs, Gitans, Esquimaux… ?

Sans rechercher aussi loin, que penser de l’antagonisme primaire entre Parisiens et provinciaux, gens des campagnes et des villes, etc.,

ne naît-il pas de la même méconnaissance et de la même présomption ? Non point que l’uniformité soit souhaitable; la personnalité, la différence, sont richesses quand elles s’assument avec modestie, tact, et dans le respect de chacun et de tous.

Le manque de sagesse,

l’irréflexion ne sont pas seuls en cause ! Il y a aussi comme nous l’avons souligné, l’orgueil de race, de caste, de parti, de terroir, de se croire et de se vanter d’être intellectuel ou manuel, beau ou fort… tous les particularismes de quelque ordre qu’ils soient, réels ou imaginaires pouvant être ferments de condescendance et d’ostracisme, qu’ils soient instinctifs ou argumentés, pédants ou vulgaires.

Et ils peuvent engendrer hélas, le rejet et parfois la persécution, à l’école, à l’usine… limitée en un lieu et dans ses effets, ou étendue à un pays, un continent, et dont les conséquences seront destructrices!

Dans notre monde déchiré, où s’affrontent de violents courants d’orgueil et de haine,

où derrière les techniques brillantes, les instincts primaires et bas se donnent libre cours,

où bien peu de voix peuvent faire entendre un appel à la fraternité, la parole de Saint-Exupéry est là, interpellation, écho de celle plus grande, éternelle du Christ:

«Tu aimeras ton prochain comme toi-même».