L’un des multiples exemples de la « nudge économy »…

«Une pub, pour marquer les esprits, doit avoir un engagement émotionnel. Une publicité 100% rationnelle n’aura pas du tout la même efficacité… Les émotions sont des ancrages mémoriels. Une émotion liée à une marque va permettre à celle-ci de se différencier…» explique Anne-Marie Gautier, de Datakalab, laboratoire de conseil en neuromarketing.

Mieux comprendre les comportements individuels ou les phénomènes sociaux, comment nous prenons nos décisions, pourquoi certains créent leur entreprise quand d’autres resquillent dans les transports en commun ou décident d’investir dans un plan retraite… C’est aujourd’hui l’ambition de la neuro-économie, une science à la frontière des neurosciences cognitives et de l’économie traditionnelle, qui décortique «l’irrationalité» de l’Homo Economicus. Pour le pire ou pour le meilleur ? 

«L’Homo Economicus a vécu» écrivait, il y a quelques mois, Jean Tirole, Prix Nobel d’économie en 2014. Et d’expliquer : «L’économie a construit son identité propre aux XIXe et XXe siècles, à travers, d’une part une emphase particulière sur des méthodes statistiques et quantitatives et, d’autre part, le concept d’Homo Economicus. 

Ainsi, l’homme est supposé défendre rationnellement ses intérêts, compte tenu de l’information dont il dispose. Un apport essentiel de cette approche et des recommandations associées étant la mise en exergue des différences qui peuvent exister entre rationalité individuelle et collective : ce qui est bon pour un acteur économique n’est pas forcément bon pour l’ensemble de la société». 

Humeur, stress, fatigue… et choix rationnels ?

«Par exemple, un individu, une entreprise peuvent choisir de polluer l’environnement plutôt que de réduire leurs activités ou de les rendre plus vertes ; un politicien pourra faire passer sa carrière politique avant l’intérêt général en choisissant des politiques populaires mais contraires au bien commun, etc. Plus généralement, les économistes ont mis en évidence ce qu’ils appellent des défaillances de marché ou organisationnelles et ont conçu des modèles permettant de les pallier.

Mais si l’abstraction de l’Homo Economicus s’est avérée très utile, elle ne fait pas longtemps illusion lorsqu’elle est soumise à l’épreuve de certains faits. Nous ne nous comportons pas toujours aussi rationnellement que le suppose la théorie et avons des objectifs complexes différents. 

Nos choix peuvent aussi être mus par une empathie, qu’elle soit réelle ou de façade ; dépendre de notre humeur du moment, de notre stress ou notre fatigue. Ils peuvent aussi souffrir de la tendance à maximiser le bien-être du moment au détriment de notre bien-être futur… et global ! 

Ainsi, certains ne veulent pas arrêter de fumer ou de boire, regardent trop les écrans, font peu ou pas d’exercice, mangent trop, quand d’autres pensent davantage à consommer qu’à épargner ou n’investissent pas assez dans les relations humaines. Nous sommes enfin victimes de nombreuses erreurs cognitives…» 

Et maintenant la neurofinance… 

Et de conclure «L’humain est bien plus complexe dans sa prise de décision que ne le décrivaient les économistes du XXe siècle». 

Réussir à l’analyser, pour mieux le comprendre, est donc depuis quelques années au cœur de nombre de travaux empiriques à la confluence de l’économie, de la psychologie et des neurosciences. C’est en 1998, à l’université Georges Mason aux États-Unis, que le terme «neuro-économie» a été pour la première fois employé. La «Society for Neuroeconomics» sera créée deux ans plus tard ! «Aujourd’hui, ce sont plus de 8000 études qui ont été publiées sous cette terminologie» indiquait, lors de leur dernier congrès annuel, Paul Glimcher, un des fondateurs de la discipline. Si dans le domaine, la domination américaine est incontestable, en Europe, l’Université de Genève, par exemple, a développé une expertise en neurofinance : les chercheurs étudient ainsi la décision financière influencée par les émotions, les biais psychologiques, le stress… 

En France, c’est Hilke Plassman, professeur titulaire de la chaire de neuroscience décisionnelle à l’Insead, qui dirige nombre de travaux à la frontière de l’économie et du système nerveux. 

Ces chercheurs en neurosciences sociales et affectives ont ainsi étudié les comportements de tricherie et de coopération, de favoritisme ou d’agression en fonction de groupes créés artificiellement.

Attitude analysée par IRM

Ils ont encore montré, par exemple, que plus le vin est cher, plus les buveurs le jugent bon. Non seulement ils déclarent le trouver meilleur, «mais une partie de leur cortex associée au plaisir éprouvé en situation est plus active selon les images de résonance magnétique fonctionnelle» explique H. Plassmann.

D’autres études révèlent pourquoi d’aucuns sont capables de se comporter de manière non éthique tout en conservant une bonne image d’eux-mêmes. Ainsi, en est-il, par exemple des gens égoïstes qui, selon ces recherches, finissent par avoir une mauvaise mémoire. L’hypothèse étant qu’ils pourraient ainsi mieux manipuler leurs souvenirs pour préserver l’image qu’ils ont d’eux-mêmes ! Autrement dit, ils en arriveraient à «anesthésier» leur mémoire et… leur conscience ! 

Enfin des interactions singulières ont été mises en évidence entre le comportement de consommation, de contrôle des choix alimentaires et le fonctionnement du cerveau voire son anatomie !

Si ces études peuvent être précieuses pour comprendre bien des comportements et tenter de pallier des problèmes de santé (tels l’anorexie ou la boulimie), certains y voient avant tout une réelle opportunité économique… et n’hésitent pas à investir dans ce nouveau champ des sciences comportementales. 

Ainsi, le cabinet Nielsen Consumer a, depuis 10 ans, non seulement racheté 2 startups américaines en pointe dans le domaine, mais aussi embauché plus de 20 neuroscientifiques.

1200 messages publicitaires…

Pendant des décennies, les spécialistes du marketing ont dû se contenter des déclarations et des réactions observables des consommateurs. Accéder désormais à des indices au-delà de la pensée consciente, c’est-à-dire débarrassés de tous les biais cognitifs humains, est la promesse que font désormais certains promoteurs des techniques d’imagerie cérébrale et autres méthodes comme la conductance de la peau, le rythme cardiaque ou encore les techniques de «facial coding» ou «eye tracking».

«Je ne suis pas à 100% convaincue. Certains cabinets marketing font des promesses au-delà du possible, nous ne savons pas lire dans les pensées !» tempère H. Plassmann.

«Chaque jour, en moyenne, nos yeux sont sollicités par 1200 messages publicitaires. Nous en zappons 95%. Dans nos campagnes de publicités numériques, on travaille des stratégies d’engagement qui invitent à lire, à rebondir» explique P.H. Freyssingeas, fondateur de l’agence de communication Henry 8. Nous nous devons d’ouvrir une fenêtre de 15 secondes pour faire passer notre message. Il nous faut rechercher l’enjeu émotionnel». 

Aujourd’hui, des logiciels de reconnaissance faciale des émotions sont développés, ainsi que des appareils d’électroencéphalographie portables, capables de mesurer, de décrypter les réactions du consommateur face à des photos, vidéos, odeurs, objets, aliments, etc., en observant quelles zones du cerveau sont activées. Le but : exploiter ces réactions «en direct», cibler précisément le consommateur sur ses «points faibles», en jouer pour mieux vendre… quitte à manipuler ! 

Désactiver le « mode conscient »

«Une publicité qui engendre une émotion négative est intéressante car elle alerte le cerveau, ce qui améliore sa mémorisation. Mais là où c’est particulièrement intéressant, c’est si cela est inconscient… La marque est associée à l’émotion. On passe donc en mode émotionnel, la réflexion, le mode conscient, rationnel, sont désactivés… Or, émotion et décision sont liées surtout pour l’acte d’achat» explique Arnaud Petre, directeur du cabinet Brain Impact. 

La «nudge économie» avait déjà montré comment il était possible d’engendrer des comportements, notamment vertueux, grâce à des «petits riens» qui imperceptiblement dictent l’action. 

Il n’est dès lors pas étonnant d’apprendre que le gouvernement français, dans le cadre de sa gestion de la covid-19, se soit attaché les services d’un cabinet spécialisé dans le « nudging » afin de faire adopter à nos compatriotes les comportements souhaités : appropriation des gestes barrières, acceptation des restrictions de libertés, des confinements et autre couvre-feu, persuasion de se faire vacciner… Bref, obéir sans s’en rendre compte, en dépit des réticences premières ! 

Les pros du neuromarketing veulent aller plus loin et dicter l’achat tout en conservant l’illusion d’autonomie et de liberté d’action ! Ainsi, M. Lindstrom, l’un des gourous du neuromarketing, auteur du livre «Buy-ologie», affirme que «les pubs les plus percutantes sont celles sans logo, qui dissimulent les marques, mais s’arrangent pour être identifiables inconsciemment au travers du message véhiculé». 

Demeurer libre !

Toutefois, nombre de voix commencent à s’élever contre cette exploitation mercantile, en attendant peut-être pire, des avancées scientifiques médicales. La France a légiféré dans ce sens… même si, en la matière, il n’existe guère de frontière. 

Mais d’autres voix appellent aussi à relativiser cette mode du «tout neuro» ! « On peut apprendre des choses, mais les résultats sont toujours à moduler… Une personne ne se résume pas à son cerveau» explique Brigitte Chamak, ingénieur de recherche à l’Inserm et auteur de «Neurosciences et société».

Quoi qu’il en soit, plus que jamais, il apparaît désormais primordial d’apprendre à se soustraire à toutes ces sollicitations, incitations, voire injonctions marketing, mais pas que, afin de demeurer, à l’avenir, réellement libre !