«Je me souviens. Un beau jour d’été, j’arrivais à Pont dans le Valsavaranche. Un guide, noueux et sec comme un sarment, baignait ses pieds meurtris par une longue marche, dans la fontaine du village. C’était Blanc, le pape, de Bonneval. A plus de 75 ans il revenait du Grand Paradis (4061 m) ! Ce que les jeunes d’aujourd’hui appellent «une bavante sans intérêt», et Blanc était radieux :

«Quelle journée! disait-il, quelle belle journée ! Je voulais encore une fois revoir le panorama de là-haut !»

Sa figure s’extasiait.

«On voyait du Mont Blanc au Mont Rose, disait-il, et du Mont Rose à l’Argentera.»

Le vieux guide qui avait traîné son piolet jusqu’en Himalaya avait conservé toute sa verdeur d’esprit. Quel exemple il nous donnait, cet homme qui avait eu son heure de célébrité et qui avait gardé intacts ses sentiments d’admiration ! Tout l’intéressait : les crocus et les renoncules qui percent au printemps, les dernières neiges de l’hiver dans sa Haute Maurienne sauvage et tibétaine, les hardes de chamois et de bouquetins…

Et je suis sûr qu’il aimait aussi, le soir à la cabane, écouter le gémissement du vent sur les tôles du refuge, et méditer les longs silences extra-terrestres qui caractérisent les pauses de la tourmente…»

Cette anecdote évoquée par R. Frison-Roche, est pleine de fraîcheur et riche d’enseignements.

En la goûtant à nouveau, je me suis souvenu d’un fait quelque peu semblable que j’ai vécu il y a une dizaine d’années.

Nous nous trouvions cet été-là, une nouvelle fois dans cette haute vallée des Alpes, avec un fort groupe de jeunes du Centre Missionnaire, et soudain surgirent deux hommes très âgés… l’un surtout qui s’appuyait sur deux longs bâtons de ski. Il exultait… Sa joie débordait et il s’adressa à nous, voulant absolument la partager…

«J’ai plus de 80 ans… et je viens une fois encore de grimper jusqu’ici…

J’aurais jamais pensé y parvenir! Quand les amis du club alpin vont apprendre cela, ils ne vont pas en revenir !»

Sa joie faisait plaisir à voir.

Il n’avait pas réalisé l’exploit du vieux guide au Grand Paradis, triomphant des 4061 m… mais la longue ascension sous le soleil d’été, heure après heure, aurait rebuté plus d’un jeune…

Demain et après-demain, nul doute, il souffrirait… crampes, courbatures, seraient au rendez-vous! Mais qu’importe, pour les semaines, les mois, les années futures, il avait fait provision de merveilleux souvenirs et s’était prouvé à lui-même, et aux autres, que la volonté, la force de l’esprit, triomphe du corps et de bien des obstacles…

A un âge où beaucoup ont renoncé, ces deux vieux hommes ont vécu d’intenses moments semblables à ceux qu’ils connurent des décennies auparavant.

Ils ne cherchaient pas à accomplir quelque exploit… Ils n’avaient pas convoqué la Presse…

La réalité est plus simple, plus belle aussi !

A une époque où tout se monnaie, où rien ou presque n’est gratuit, où sinon pour de l’argent, tout au moins pour «la gloire», la performance doit être télévisée ou photographiée et diffusée…,

il est réconfortant de savoir que, tout simplement, pour la joie de vivre, de se dépasser, des hommes et des femmes, vieux et jeunes, entreprennent, ce qui à leur niveau, est un acte remarquable de courage, d’abnégation, de maîtrise de soi.

A une époque où, hélas, tant de jeunes et de moins jeunes s’imaginent qu’il n’y a pas de «sensations» hors de l’alcool, du nomadisme sexuel, de toutes sortes de débordements, voire de la drogue…,

il est bon que l’on se souvienne des joies simples et pures que procure une vie saine, maîtrisée et digne.

«Je voulais encore une fois voir le panorama de là-haut…» disait le vieux guide, qui avait gardé sa fraîcheur d’antan, s’émerveillant devant les fleurs du printemps, les animaux sauvages, un coucher de soleil…

«Tout l’intéressait» note cet excellent observateur de la nature humaine qu’était Roger Frison-Roche.

Il y a là un grand secret de la vie !

Je lisais, tout récemment, un ouvrage consacré aux centenaires, et prenant connaissance du dynamisme de ce très vieil homme, PDG de plus de 100 ans, qui tous les jours va encore à son bureau, ou, parmi d’autres, de cet érudit de 104 ans qui parle cinq langues étrangères, et a publié cinq livres ces vingt dernières années… je me suis rappelé ce que le professeur Baruk, l’un des plus éminents psychiatres, nous avait confié lors d’une interview: à 103 ans son propre père, médecin, avait cessé d’exercer, pour cette seule raison: sa vue s’étant altérée, il avait quelques difficultés à rédiger ses ordonnances!

Tout le monde ne peut pas, à plus de 75 ans, gravir un 4000 m.

Tout le monde ne peut pas, à plus de 80 ans, accomplir une marche en montagne durant des heures sous le soleil brûlant, ni exercer son métier à 100 ans ou au-delà !

Mais chacun peut, selon ses possibilités et en son domaine, refuser de végéter… et vivre! S’intéresser à tout, et surtout aux autres,

s’émerveiller en contemplant fleurs, arbres, oiseaux, nuages dans le ciel…

s’émouvoir… aimer…

affirmer en soi et paisiblement autour de soi,

la primauté de l’esprit sur le corps,

du cœur sur «les sensations»,

de la vie sur la mort.

C’est aussi cela le message de l’Évangile éternel et j’ai eu beaucoup de joie à m’en rappeler, et à le partager avec vous.

 

 


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